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SATURN 2021

Saturn est une collection de textes poétiques qui mettent en scène des situations et conversations entre deux personnages fictifs, Alina et Albrecht Dürer. Quelques-uns de ces poèmes sont le point de départ des chorégraphies successives de la performance de danse Saturn, dans laquelle j’interprète l’ange imposant et pensif qui apparaît dans la gravure Melencolia d’Albrecht Dürer (symbole de la mélancolie ou de la géométrie), pendant que mon partenaire de danse Aurélien Labenne interprète cet artiste.

Saturn
28 mars 2021
Chapelle de la Buissière, Rillieux-la-Pape
Aurélien Labenne & Alina Noir
Image: Studio5th
Coordinatrice culturelle: Muriel Gémy


Vous pouvez voir la vidéo de Saturn ICI
Vous pouvez voir des photos de Saturn à la Maison de la Danse ICI

Vous pouvez voir une vidéo de répétition à la Maison de la Danse ICI



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C’est l’histoire du maître et de son élève Albrecht Dürer.
Jusqu’à ce qu’il rencontre son élève, le maître avait toujours fait son métier correctement, mais il ne savait pas qu’il avait autant de passion en lui.
C’est l’élève, avec son regard insistent, son admiration sans limites et son sérieux terrifiant, qui força le maître à donner le meilleur de lui-même.
Et le maître aimait ça, à découvrir ses nouvelles limites, qu’il ne connaissait pas aussi hautes.
Après quelque temps, l’élève commença à sentir que ce qu’il cherchait était ailleurs.
Il ne pensait pas avoir dépassé son maître, seulement qu’il n’avait plus envie de faire ce genre d’effort pour pouvoir être un jour mieux que celui-ci.
Ses guerres étaient ailleurs.
Le jour du départ, le maître demanda à son élève:
« Ton apprentissage n’es pas fini. Pourquoi me brises-tu ainsi le cœur ? »
Albrecht Dürer répondit :
« Car, pour être aussi bon professeur que toi, il faut qu’on me le brise à mon tour. »







Albrecht Dürer était en train de couper une poire, quand il remarqua :
« Manger une poire demande bon nombre de connaissances que l’on n’a plus, il faut la consommer au bon moment, ni 3 jours avant, ni 3 jours après. »
Albrecht était satisfait de la poire qu’il avait choisie, car toute la perfection de la matière physique se concentrait sous sa peau au parfum floral.
Pour l’honorer, il coupa la poire de manière précise et rigoureuse, en la transformant dans un curieux objet à six faces pentagonales et deux faces triangulaires.
Alina, assise devant lui, l’observait en train de sculpter ce fruit fragile, délicat, croquant, cassant et juteux, et elle lui demanda :
« Est-ce qu’une construction purement géométrique (un polygone à huit faces par exemple) pourrait avoir une forme innée et inhérente d’intelligence ? »
Albrecht, sans la regarder, se mit à sourire, et répondit ainsi :
« Qu’est-ce que l’intelligence ?
Si on mesure la capacité d’un chien à danser, on se dira qu’il est complètement bête, qu’il ne sait pas danser.
Souvent, c’est ce que l’on met derrière notre emploi du terme d’intelligence qui détermine cette capacité.
C’est facile de voir l’intelligence comme une manière de s’adapter à la vie, à son environnement.
Mais est-ce qu’il existe une forme d’intelligence transmise ou fixée ?
Les formes géométriques n’ont pas une forme d’intelligence dynamique, d’interaction avec le monde, mais plutôt, elles capturent quelque chose d’intelligent, une forme de structure, d’ordre qui répond à l’humain en tout cas. »
Alina dit :
« Tu devrais arrêter de sculpter la poire de cette manière. Tu devrais en profiter autrement. La couper en rondelles, en faire une salade avec du pecorino râpé, des feuilles fraîches de sauge, et une pointe de poivre. C’est une histoire de contrastes de goûts et textures, fais-moi confiance ! »
Albrecht répondit :
« Je fais ce que je veux de cette poire, que je connais depuis qu’elle était fleur sur la branche dans l’arbre devant la maison. La floraison a été particulièrement tardive cette année, à cause du passage de la comète. Laisse-moi maintenant, va-t’en, tu m’ennuies à mourir. »








Albrecht Dürer dit à Alina :
« J’attends une catastrophe cosmique
J’ai lu cent trente écrits sur une éventuelle fin du monde, franchement je suis épuisé.
Regarde, un arc-en-ciel en plein novembre
Et une étoile errante qui traverse le ciel.
Je n’ai pas d’explication à te donner sur ces phénomènes célestes, mes connaissances en astronomie ont leur limites
Par contre tous mes potes ont des doctorats en astrologie et m’expliquent le monde allègrement et avec beaucoup de conviction.
Ne me regarde pas comme ça.
Mon corps pèse de tout son poids parce qu’il n’est pas question de m’en détacher. »








Albrecht Dürer était à Berlin pour quelques jours, il était content.
Le soir d’avant il avait fait la fête dans un appartement, il avait embrassé plusieurs personnes stables financièrement, qui semblaient aimer leurs jobs et leurs vies. Toute cette chaleur humaine lui avait fait du bien.
Maintenant il faisait un tour à la Galerie des Tableaux à Potsdamer Platz, c’était un des endroits qu’il visitait chaque fois qu’il passait par cette ville.
Il fût ému de découvrir, dans une petite pièce à faible lumière, pour préserver les œuvres fragiles, la petite gravure Melencolia, qu’il avait réalisée quelque temps auparavant. Il était fier de la voir là, il passait un bon séjour.
Alina, derrière lui, reposait son menton sur son épaule, et voyait l’estampe sans vraiment la regarder.
Deux ans plus tard, Albrecht faisait un petit tour à Genève.
Il s’était rendu aux jeux d’échecs géants du Parc des Bastions, il prenait du plaisir à regarder les joueurs.
Puis il passa dans le petit musée qui se trouve juste en face, et il s’arrêta derrière Alina, qui regardait la petite gravure Melencolia, depuis quelque temps, avant même qu’il n’arrive. Il reposa son menton sur l’épaule d’Alina, qui lui dit :
« Mec bravo, t’es arrivé jusque là, t’as pas perdu ton temps ! »
Il ne se souvient pas de ce qu’il a fait pour le reste de la journée, ni depuis ce jour-là.
Mais il se souvient avoir répondu à Alina :
« Le temps est calculé par rapport à plein de références, dont la mort est la seule qui soit concrète ; et c’est justement notre mort qu’on ne peut pas situer, ni prévoir. En mathématiques ça serait notre domaine de définition. Ce qu’on perçoit comme notre conscience existe à partir d’un temps t, qui est compris entre notre naissance (en tous cas pas avant le moment du rapport sexuel qui produit notre conception) - et pas après notre mort. Voilà, c’est tout. »








Albrecht Dürer regardait avec attention le polyèdre qu’il venait d’inventer. Il en était fier, infiniment fier, car depuis assez peu il croyait profondément dans sa vision et sa mission.
Du jour au lendemain il était devenu invincible, dans le sens où, à certains moments de la journée (assez rares, certes), il était plus puissant que ses démons, qui pourtant le guettaient constamment de derrière leurs carapaces d’invisibilité.
Ému de lui-même et de sa ténacité, Albrecht pensait :
« Dans la géométrie infinie, un concept qui est fou c’est les figures fractales. Dans les fractales on a une géométrie infinie, littéralement. C’est à dire qu’on peut toujours zoomer dans les détail, et zoomer et zoomer et zoomer.
Objets géométriques infiniment morcelés, les fractals peuvent être envisagés comme des structures gigognes en tout point, comme des poupées russes, comme toi et moi car je me retrouve en toi et tu te retrouves en moi et je te retrouve en moi et tu te retrouves en moi, et tu me portes en toi et je te porte en moi, à l’infini, même si tu es juste un polyèdre taillé en pierre. Mais ceci est valable aussi pour deux personnes, qu’elles se connaissent ou pas, car on partage tous un certain nombre de propriétés génétiques similaires. Et ça se vérifie également pour un humain et un oiseau, pour un humain et un arbre fruitier, car au plus profond des atomes toute forme d’existence physique se correspond et se ressemble. »
Alina demanda à Albrecht de transformer ces paroles en danse.
Elle avait raison de le lui demander. Quand il dansait, la planète Saturne s’arrêtait dans les cieux, pour les regarder.








Albrecht Dürer, dans un moment de faiblesse, dit à Alina, avec l’expression d’un être intelligent s’adressant à un pair :
« Je suis le genre de type louche qui casse l’ambiance de toute fête, qui transforme le vin en eau
Celui qui rencontre son destin dans une salle clandestine de CrossFit
Qui n’arrête pas de s’arrêter
Qui ne fait rien pour le réveillon
Qui, en accord avec les lois de la gravité, tombe par terre, puis se relève, puis tombe par terre, puis se relève, et qui en plus adore ça
Qui préfère les lois du métronome à celles du pendule
Qui n’a besoin que d’une seconde pour construire une émotion et de mille ans pour s’en séparer
Qui consomme des astéroïdes pour guérir de ses innombrables deuils cliniques
Qui joue rapidement les pièces composées pour un rythme lent
Qui passe sa vie à se justifier
Qui vit dans un dimanche permanent
Qui a des questionnements qui sont méga cool mais qui font fuir les autres
Qui est trop cynique pour faire du chamanisme
Qui n’est jamais invité aux partouzes des potes
Et qui, quand on l’invite, n’y va pas
Qui vit dans la prison du premier degré
Qui ne comprend pas la logique des règles de circulation. »








Alina sonna à la porte dix minutes avant l’heure convenue pour leur rendez-vous.
Albrecht Dürer avait l’air surpris de la voir là, et sa propre surprise ne lui était pas agréable, au contraire.
Il ne savait pas comment réagir. Pendant quelques secondes il eut l’impression que cette arrivée en avance lui enlevait quelque chose d’essentiel. Que ça interférait avec sa liberté, ou bien avec son libre arbitre.
« Toi ici ! » il exclama.
Alina fit semblant de ne pas l’entendre et passa les heures suivantes à le regarder.
Albrecht était bien occupé effectivement. Il avait positionné plusieurs marqueurs sur son corps, pour une capture optique de ses mouvements. Ce système de marquage à haute résolution fournissait en temps réel des positions infra-millimétriques à une petite machine humanoïde dansante. Celle-ci reproduisait, en plein milieu de la pièce, de manière grossière, les mouvements de son maître.
Alina demanda :
« Est-ce qu’un robot qui danse est un danseur ? Qui danse en réalité, le créateur du robot, ou le robot ? »
Albrecht, sans arrêter de bouger, répondit :
« Je dirais que c’est à la fois le créateur du robot, et celui qui a pensé à la chorégraphie.
Cela veut dire quoi, danser ?
Des fois tu marches, en allant de chez toi au métro, tu marches, et tu investis ton mouvement et tu te déplaces du point A au point B en métro, en habitant ton corps et en glissant à travers la ville,
Et même en restant immobile, même blessé, même effondré à l’intérieur
Ça reste de la danse, car l’intention est celle du mouvement dansé
Tu ne fais pas juste un mouvement pratique, sans but, mais tu lui confères une fonction,
Tu fais porter un message
Du coup le robot, en fonction de ce qu’on pense qu’il a dans son ressenti du mouvement
(Et à l’état actuel, un robot qui danse n’a pas conscience de ce qu’il fait)
Ce n’est pas lui qui danse réellement.
Par contre ceux qui ont pensé à comment retranscrire cet effet-là dans une machine
Ce n’est pas eux qui dansent physiquement,
Mais ce sont eux qui permettent que le spectacle de danse existe. »
Albrecht et son petit robot continuèrent à danser pendant des heures.
Puis Alina s’en alla.








Assise dans un fauteuil en velours rouge, Alina dit :
« Aujourd’hui je regardais un cèdre qui bougeait dans le vent, et je me demandais si c’était une danse, puisque c’était un mouvement, que je percevais comme agréable à mes yeux. »
Albrecht Dürer répliqua :
« La danse, c’est la rencontre de plusieurs consciences.
Bien qu’il y ait des gens faisant de l’art ou de la danse sans en avoir conscience, et que ce soit nous qui décidions après coup s’il s’agit bien d’art ou de danse,
Il n’empêche que la danse, telle qu’elle est comprise en ce moment par les humains, doit être réalisée en pleine conscience par d’autres humains.
As-tu observé qu’on mesure toujours l’intelligence artificielle à partir de l’humain, car on reste l’étalon de nous-mêmes pour constituer ses critères ?
Par exemple on va mesurer l’efficacité d’une intelligence artificielle à partir de fonctions humaines clairement reconnaissables, comme par exemple les capacités de calcul, de mémorisation et d’apprentissage.
Et la question reste, c’est quoi la danse ? Tu donnerais quoi comme définition pour la danse ? Alina, c’est quoi la danse, dans tes propres mots ? »
« Je dirais que c’est une évolution d’un état physique des choses. »








Alina était triste.
Elle était triste triste triste triste triste.
Ça lui arrivait, de temps en temps, d’être triste comme ça.
Parfois ça lui arrivait d’être énormément triste, et de dire n’importe quoi.
À quoi les gens autour répondaient « tu es vraiment difficile ».
Quand en réalité elle était juste triste.
Pas cliniquement triste, ce n’est pas ça. Mélancolique, plutôt. D’une forme de mélancolie assez particulière, qui s’apparente à la lucidité, à la rage, au désespoir, à l’enthousiasme et, une à deux fois par jour, à la passion.
Sa tristesse avait le goût délicieux d’une dernière part de gâteau d’anniversaire, qu’on retrouve le matin après la fête, parmi les bouteilles vides, sur la petite table basse à côté de laquelle dort un invité n’ayant pas eu la force de rentrer chez lui.
Sa tristesse avait aussi le goût âcre du tabac trouvé par terre, après cette même fête.
Heureusement que ça ne lui arrivait pas trop souvent d’être triste comme ça, se disait Alina, sinon elle mourrait d’un arrêt cardiaque dans le mois.
Et ça serait bien dommage.
Et de plus en plus, lorsque ça lui arrivait, elle prenait son vélo et sortait de la ville, pour chercher un polyèdre à huit faces qu’Albrecht Dürer avait inventé lors d’une conversation qu’ils avaient eue sur la tristesse, justement.
Elle se demandait si un tel polyèdre ne pouvait pas se trouver dans la nature.
Elle se disait que, si on respectait mentalement ses proportions, et si on regardait chaque caillou existant, il se pourrait qu’on en trouve un très similaire.
Mais quel degré de précision devait-elle attendre de cette forme géométrique à l’état naturel ?
Car rien qu’une surface plate, parfaitement plate, ça n’existe pas vraiment, ça dépend juste de l’échelle à laquelle on l’examine.
À partir de quelle échelle existe-t-il quelque chose de plat, se demandait Alina, en étant triste lorsqu’elle cherchait sur les collines le polyèdre de Dürer.








Alina se réveilla un jour d’humeur créative. Quand ça lui arrivait, elle ne faisait plus attention aux règles et interdits de toutes sortes et oubliait comment se comporter raisonnablement.
Sans lui expliquer à quel but, Alina convainquit Albrecht Dürer de lui permettre de collecter un certain nombre de ses cellules souche épidermiques.
Elle utilisa un algorithme évolutionniste pour simuler des modèles candidats à une nouvelle forme de vie, en respectant la biophysique des cellules d’Albrecht.
Elle les façonna à l’aide de pinces microscopiques et d'électrodes afin d'obtenir la forme que le programme informatique avait estimé être la meilleure.
Elle créa ainsi un xenorobot, qui n’était ni un robot conventionnel ni une espèce animale connue. Il s’agissait plutôt d’une nouvelle classe d'artefact, un organisme à la fois vivant et programmable qui était identique en tout (sauf dans sa capacité de raisonnement) à l’humain qui lui avait prêté, sans consentir à cet acte, son apparence et sa substance biotique.
Alina était fière de sa machine mouvante, qu’elle nomma Albrecht en honneur à celui qui lui avait inspiré cette création.
Elle ne s’attendait pas à la scène qui suivit. Elle avait fait de son mieux, elle avait tout donné pour cette œuvre. Albrecht fut d’abord étonné de se voir reproduit dans un automate vivant.
« Tu es un monstre », dit-il avec mépris. « Tu te sers de tout le monde, tu ne penses qu’à toi. Pars maintenant, ton carnage est fini, tu peux aller te reposer ! »
Alina resta d’abord silencieuse, et puis comprit que cette fois-ci il y avait du sérieux.
Elle garda un visage composé pendant qu’elle enfilait ses sandales, mais une fois dans la rue, elle se mit à pleurer comme une idiote. Elle se disait que, comme d’habitude, tout ce que sa main, son regard et sa pensée touchaient, tombait en ruine instantanément et se transformait en fumée.
Après un temps elle se calma et commença à marcher dans les rues illuminées par les jolies vitrines des magasins, à la recherche de sa prochaine victime.
Pendant ce temps, Albrecht apprenait au xenorobot des pas de danse et des mouvements chorégraphiques.
À vrai dire il s’amusait énormément et se sentait moins seul.








Alina invite Albrecht Dürer à lui rendre visite dans la chambre Sambô.
« Quel plaisir d’être ici », dit-il, « je suis en train de vivre une expérience de l’irréalité immédiate et non intellectualisée, ça fait du bien. »
Alina lui sert du café noir de Guatemala et des tranches d’orange amère saupoudrées de cannelle. Elle déclare, fièrement :
« Chaque fois que je viens ici j’ai la conscience aiguë de l’unité et de l’interaction de toute chose et de tout évènement, et je conçois tous les phénomènes comme solidaires et inséparables dans l’ensemble ».
Albrecht répond :
« Dans ma vie ordinaire, qui pourtant est très différente de celle des autres humains qui peuplent cette ville hostile et polluée, je divise le monde en objets et évènements distincts, pour faire face à mon quotidien, mais ceci n’est pas une caractéristique fondamentale de la réalité. C’est plutôt une abstraction forgée par mon jugement discriminatoire et catégorisant. »
« C’est comme si tu divisais le monde physique en un système observé et un système observant. Le système observé peut-être un atome, une particule subatomique, ou un processus atomique. Le système d’observation consiste en un dispositif expérimental et comprend deux observateurs humains, toi et moi. »
À ces mots, Albrecht se met à sourire, et répond, avec une voix d’une infinie gentillesse :
« Je t’observe danser et parler depuis tout à l’heure. Tu danses super mal, tu sais ? »
« Mec je fais tout super mal, t’inquiètes, on me le répète depuis toujours, et par rapport à tout ce que j’entreprends, ça ne changera pas de suite. »








Depuis quelques jours, Alina et Albrecht Dürer se regardent fixement dans les yeux.
Tout se passe sous leurs crânes collés l’un à l’autre en une sphère transparente et fragile comme le cristal.
Albrecht soutient par sa danse le rythme infini de l’univers.
Alina fait un acte de vandalisme et inscrit son prénom dans la pierre d’un vieux temple.
Albrecht achète des préservatifs, et a du mal à reconnaître sa propre voix derrière le masque chirurgical qui le protège de tout sauf des ténèbres du désir.
Alina boit un grand verre d’eau, lèche ses plaies ouvertes et se met à rire.
Albrecht, dressé contre un ciel orageux et vêtu de rien d’autre qu’une couronne funéraire noire autour de son cou, exécute des arabesques et des développés en seconde position, pour honorer ses ancêtres.
Alina se laisse glisser dans un bain bouillant qui déborde, pendant que dehors passe une ambulance, puis le camion des pompiers.
Albrecht danse dans la tempête, ou peut-être c’est la tempête qui danse autour de lui.








Aujourd’hui le 21 décembre 2020
à la tombée de la nuit
les deux plus grosses planètes du système solaire
Jupiter et Saturne
se rejoignent jusqu'à sembler fusionner
en un seul point brillant
dans le ciel crépusculaire.
Albrecht Dürer les étudie avec bienveillance
il attend que ça passe
il découvre et apprivoise son indifférence devant ce spectacle extraordinaire
à voir à l'œil nu
au-dessus de l'horizon Sud-Ouest.
Avec son petit télescope, Albrecht Dürer observe les deux astres
et il s’observe vivre.
Il cherche sa place.
Il compose avec sa prétendue folie.
Il essaye de ne plus s’abîmer inutilement.
Il ne réussit pas à se concentrer, à penser correctement.
Il se dit qu’il va attendre novembre 2040 et avril 2060
pour voir une autre grande conjonction
bien que les planètes sembleront plus éloignées que ce soir.
Il se dit aussi qu’en 7141 aura lieu un événement encore plus extraordinaire :
Jupiter passera directement devant Saturne et l'occultera.
D'ici là il pourra profiter du mois de décembre
pour admirer la dernière pluie d'étoiles filantes de l’année
les Géminides
en regardant vers la constellation des Gémeaux
au-dessus de l'horizon.








Immobile devant Albrecht Dürer, Alina fixait les trajectoires de ses yeux (immenses et limpides) pendant qu’ils planaient, tels des oiseaux, à l’intérieur de lui-même, d’abord, et puis vers elle.
C’était dimanche après-midi. Alina avait mal à la cheville droite, c’était une douleur qui se réveillait chaque fois qu’ils avaient des conversations pénibles.
Pourtant, elle n’était pas là pour ça.
C’est ce qu’elle se disait : « Je ne suis pas là pour ça. »
Albrecht venait de lui reprocher les mêmes choses que d’habitude. Qu’elle demandait beaucoup de lui, ou pas assez. Qu’elle occupait trop de place. Qu’elle ne s’arrêtait jamais, ou bien qu’elle s’arrêtait trop souvent. Qu’elle le méprisait ouvertement, mais aussi qu’elle le regardait avec tellement de considération, que ça l’inhibait. Qu’elle n’allait jamais changer, et qu’elle changeait trop vite, du jour au lendemain. Que ses axiomes étaient indémontrables, que son raisonnement n’était pas logique. Qu’elle était trop souvent furieuse. Qu’il passait sa vie à se justifier devant elle, et que cela ne l’amusait plus. Qu’elle l’avait épuisé. Qu’il ne lui faisait plus confiance. Et ainsi de suite.
Alina s’excusa et alla à la salle de bain.
Ça faisait un petit moment qu’elle y était, alors Albrecht prit la liberté de voir ce qu’elle faisait.
Il fut surpris de la trouver en train d’aiguiser ses dents avec une lime à ongles. Ses dents devenaient coupantes comme des couteaux de cuisine japonais.
« Pourquoi tu fais ça ? » lui demanda-t-il.
« Car je veux apprendre à ne plus te montrer ma colère
À ne plus t’affoler
Ça va me forcer à me calmer
Car sinon dès que je commence à hurler de désespoir je vais couper ma langue et mes lèvres avec mes dents
Et il y aurait du sang partout sur mes vêtements
Et tu sais, je les aime beaucoup, ils me tiennent chaud en hiver, et frais en été
Ils sont géniaux mes habits
Je ne voudrais pas les tacher de mon sang,
Tu comprends ? »








Albrecht Dürer souffrait d’une légère tristesse diffuse.
Il se sentait condamné à aimer toujours, sans être aimé, ou inversement, à être aimé par plus ou moins tout le monde sans jamais aimer en retour.
De plus en plus il prenait conscience de sa tendance à confondre chaos et destin.
Ça l’épuisait et ça l’empêchait de penser aux choses qu’il percevait comme essentielles dans l’existence humaine.
Ce matin-là, Alina lui avait demandé :
« Est-ce qu’il pourrait y avoir une forme géométrique infinie ? Un polygone avec une infinité de facettes ? »
D’abord il ressentit du mépris, un mépris aussi infini que cette forme géométrique qu’elle imaginait.
Il avait explosé :
« Avec ta mauvaise réputation dans cette ville, tu devrais franchement t’occuper de tes propres affaires ! »
Elle lui avait répondu :
« Hé mec calme-toi ! Cette mauvaise réputation, j’y laboure tous les jours depuis des années, j’en suis fière et je la mentionne en tête de mon CV. D’ailleurs, je n’ai jamais été une autre personne que moi-même – avoir une bonne réputation, je ne sais même pas ce que cela signifie. Et heureusement que l’on ne vit plus comme en 1514, car les autorités m’auraient déjà brulée vivante plusieurs fois, pour d’innombrables raisons, par exemple pour cette même question que je viens de te poser. »
L’après-midi, bien qu’encore triste, Albrecht se sentait plus calme. Il venait d’observer que le monde autour de lui était discontinu et empli d’aspérités, qu’il n’y avait pas de continuité dans l’ordre des choses. Qu’il était entouré d’événement isolés, et par beaucoup de vide. Jusqu’à ce moment-là il avait eu l’impression d’une continuité dans la matière, mais en réalité le monde était tout sauf lisse, il était formé de petits éléments séparés. À part l’univers des ondes gravitationnelles, bien évidement.
Alina longeait les murs, en silence, elle pensait à autre chose, elle pensait toujours à autre chose.
Albrecht se souvint soudainement de sa question et lui répondit :
« Un polygone avec une infinité de facette c’est une sphère. Et un polygone en deux dimensions, avec une infinité de côtés, c’est un cercle. »
Mais elle ne l’entendait plus.








Alina était habillée en robe couleur tempête.
Elle l’enleva, et resta habillée en robe couleur lever-du-soleil-en-novembre.
Elle enleva celle-ci aussi, et resta habillée en robe couleur piscine-bien-entretenue.
Celle en-dessous avait la couleur d’un cri de guerre dans le désert.
La prochaine robe avait la couleur d’une bonne nouvelle qu’on attend pendant longtemps mais qui tarde à arriver.
La suivante n’avait pas vraiment de couleur.
Et ainsi de suite.
Ça n’en finissait pas.
Albrecht Dürer avait regardé attentivement ce spectacle désolant, et il dit :
« Tu es passée par des experiences successives qui ne sont que des illusions. Ce vide que tu as fait autour de toi (et ses manifestations tangibles, tout comme les particules subatomiques) n’est pas statique et permanent, mais dynamique et transitoire, venant à l’existence et s’évanouissant en une danse de mouvements et de rotations incessantes. Étant des manifestations provisoires du vide, les choses de ce monde, comme tes robes, n’ont aucune identité fondamentale. »








Les pensées d’Albrecht Dürer, un jeudi soir pluvieux :
« Chacun de mes gestes laisse sur les murs une ombre gigantesque.
À vrai dire, je ne sais pas ce qui m’arrive depuis quelques jours.
Les draps sont mouillés, des habits sont jetés par terre sur le parquet, des invités dorment partout dans la maison.
Cette férocité en moi, je la connais bien, comme une équation mathématique apprise par cœur, que sans cesse j’oublie.
Voilà, ça fait deux semaines que je ne suis pas sorti de chez moi,
Que j’ai à peine quitté le lit.
Évidement, je n’ai besoin que de comparer le silence de la ville au bruit sous mon crâne
(il n’y a que toi là-dedans, et tu fais un bruit infernal)
pour me rassurer que j’ai fait le bon choix.
Comment veux-tu que je sorte, quand j’ai mes meilleures conversations avec toi lorsque je suis seul.
C’est même mieux que les conversations qu’on a quand on se voit.
Si je sors, il se peut que ça s’interrompe
Car la planète Saturne sur son orbite se penche du ciel pour me guetter
Pour arrêter ma conversation avec toi
Quand tu n’es pas là
Alina. »








Depuis quelque temps, chaque fois qu’elle rendait visite à Albrecht Dürer, Alina ramenait avec elle deux valises à roulettes, qui avaient l’air bien lourdes. Elle s’agrippait à leurs poignées pendant tout le temps de sa visite, et à la fin elle repartait sans rien expliquer.
Un jour Albrecht lui demanda de quoi ses valises étaient pleines, et elle répondit que dedans il n’y avait rien d’autre qu’un certain nombre de roches volcaniques de tailles variables, entourées de fil rouge en laine.
Il voulut les voir, alors Alina les parsema partout sur le sol du salon. Allégée de son fardeau, et n’ayant plus de point d’ancrage, elle commença à léviter légèrement, de manière presque imperceptible. Albrecht, sans remarquer cet événement pourtant exceptionnel, dit :
« Ce roches volcaniques parsemées sur le sol ne déterminent pas seulement la structure de cette pièce mais sont, à leur tour, influencées par l’environnement d’une manière essentielle. Leur inertie et leur résistance à l’accélération ne sont pas des propriétés intrinsèques de leur matière, mais une mesure de leur interaction avec tout le reste de l’univers. Ces roches ont fait un long trajet depuis le centre de la terre, pour arriver jusqu’ici. Bien qu’elles semblent statiques, ces roches sont en rotation perpétuelle, comme des petits astres. Et si elles venaient soudain à disparaître, leur inertie et leurs forces centrifuges disparaîtraient avec elles. Regarde, Alina, comme c’est beau, les pirouettes de ces pierres volcaniques. Regarde,
ça tourne
ça tourne
ça tourne ! »

Mon installation Nostalgia (2020; pierres volcaniques entourées de fil en laine rouge) a été exposée en mars 2021 à La Chapelle de la Buissière de Rillieux-la-Pape, et sera exposée à nouveau lors de la 12ème Biennale Internationale du Design de Saint-Étienne.








« Connaissance et savoir profanes sont légitimes en tant qu’instinct naturel de l’homme, même plus que l’état d’inspiration visionnaire qui produit les petites choses furieuses empreintes du souffle d’un ancien dieu dont a oublié le nom » dit Albrecht Dürer, pendant qu’il parsemait dans la pièce ses instruments d’érudition, par plaisir de les posséder ainsi que par fierté de savoir les maîtriser.
Son appartement n’étant pas très grand, il essayait d’être un minimum organisé ; mais une fois par semaine il aimait contempler toutes ses possessions terrestres.
La relativité du temps l’obligeait alors à abandonner la notion d’espace absolu.
Un tel espace aurait dû contenir à chaque instant une configuration définie de matière, mais cette simultanéité étant relative, dépendant du mouvement de l’observateur, il n’était désormais plus possible de déterminer un tel instant pour l’ensemble de l’univers.
« Un événement survenant pour toi à cet instant peut advenir plus tôt ou plus tard pour moi » dit Albrecht à Alina.
« Il est par conséquent impossible de parler d’univers à l’état absolu, car l’espace n’est jamais indépendant de l’observateur. »
Alina était ravie de le voir comme ça, enthousiaste et généreux. Elle se mit à sourire, d’abord, et puis elle explosa de rire.
Elle dansait autour de la pièce, en rigolant comme une folle.
Albrecht le prit très mal, comme d’habitude. Il dit :
« Tu penses que je suis bête, mais tu te trompes. J’ai un code d’honneur, et des valeurs, et je vis ma vie infiniment intensément. Ce n’est pas cette soupe réchauffée de sentiments à demi mâchés que tu peux voir autour de toi. Ce n’est pas ça du tout. Tu peux mourir de rire devant ma bêtise, mais n’oublies pas que tu te trompes. »
Alina, frustrée qu’on ait coupé sa bonne humeur de manière si brutale, et fatiguée de se justifier, répondit :
« Probablement que l’histoire démontrera que je me trompe, mais pour l’instant il n’y a que toi et moi dans cette pièce, et on verra qui ressortira vivant d’ici ! »








Dehors il neige.
A l’intérieur il fait chaud et Alina écoute Für Alina. Après avoir commis une grave erreur, elle se repose. Elle joue négligemment avec des chrysanthèmes blanches en regardant les flocons de neige par la fenêtre, et elle demande :
« Est-ce que la forme d’une chorégraphie et le vide actif lorsque cette chorégraphie est inactive peuvent être conçus comme deux aspects de la même réalité ? »
Albrecht Dürer répond :
« Cela m’est toujours aussi compliqué de parler de réalité.
Un exemple :
Un animal imaginaire comme la licorne a plus de réalité pour moi qu’une espèce animale de la jungle, que je n’ai jamais vue, ni en image, ni en vrai, et dont je n’ai jamais entendu parler.
C’est pareil pour une chorégraphie.
À partir du moment où cette création existe dans l’esprit d’une chorégraphe, on peut dire qu'elle a une réalité physique qui se présente sous la forme d’un certain nombre de connexions neuronales.
C’est un peu comme une musique qui est présente dans la tête d’un compositeur : elle existe même si elle n’a pas été écrite.
Mais bon, qu’est-ce que c’est l’existence ?
Est-ce que notre conversation existe vraiment ?
Elle existe car on est là tous les deux
Et car elle est enregistrée et elle va être rigoureusement retranscrite et puis transformée en poésie
Mais s’il y a une fuite de gaz chez le voisin et le bâtiment explose et on est détruits tous les deux
Est-ce que notre conversation a déjà existé ? »








« Tu penses qu’on puisse mourir de fatigue », demande Alina.
« Ne dis pas n’importe quoi, prends une vitamine, ça va passer », répond Albrecht Dürer.
Depuis quelques jours Alina reste allongée sur le lit, elle regarde les nuages passer dans le ciel, elle s’imagine des choses, elle écoute en boucle sa chanson préférée du moment, qui est une reprise de sa chanson préférée de son adolescence, qui est elle-même une reprise de sa prière préférée qui, il y a mille ans, avait repris les paroles d’une autre prière, d’une autre religion, et ainsi de suite.
La chambre sent l’encens et le sommeil.
Un héron blanc s’est arrêté sur le bord de la fenêtre, majestueux et solennel. Il est resté un temps, puis la pluie l’a fait fuir.








Une discussion animée entre Albrecht Dürer et Alina :
« Tu passes à côté de moi comme on passe à côté d’un magasin quelconque. »
« Tu es un trou noir d’énergie, tu me donnes des burn-out toutes les 10 secondes. »
« Tes mots sont horriblement prétentieux et la musique que tu écoutes est vulgaire. »
« Et si tu faisais un petit effort d’imagination pour te dire que toutes tes certitudes sur moi étaient fausses. »
« Ton bon goût de merde me donne des insomnies. »
« Arrête de rire, tu couvres le bruit des vagues. »
« T’es chiante comme une chanson de Jacques Brel. »
« C’est qui Jacques Brel. »
« La consanguinité de nos esprits m’est très pénible aujourd’hui. »
« On est quel jour d’ailleurs. »
« Je t’ai prêté ma chair et mes os, mais je ne suis pas ta béquille. »
« Si on sort vivants de cette semaine, je sacrifierai un chaton nouveau-né sur un autel. »
« Je me sens à l’aise comme Jeanne d’Arc dans un cours de yoga pour femmes enceintes. »
« Mon sang est parfait et tu devrais le boire goutte par goutte à des heures précises de la journée, si tu veux accomplir quoi que ce soit dans la vie. »
« En fin de compte tu fais ce que tu veux. C’est juste qu’Albrecht Dürer en 1514 n’aurait pas fait ça. »
« C’est qui Albrecht Dürer. »








Un matin Alina s’est réveillée en se rendant compte avec stupeur qu’il ne lui restait aucune goutte de passion dans les veines.
C’était terrifiant et libérateur à la fois.
Un merveilleux enthousiasme s’empara d’elle.
Elle dit à Albrecht Dürer:
« Qu’est-ce que c’est reposant de ne pas avoir de libido
On a tellement de temps pour soi, pour penser à soi
On se sent quand même bien comme ça
Comme une brise
Comme un dauphin dans la brise
C’est un sentiment très agréable
La journée passe, les ombres sur le sol changent
De bleu à indigo
Dans un coin, un piano désaccordé
À côté du lit, une immense poupée
Avant je ne remarquais jamais ces choses.
Maintenant j’ai vraiment plus de temps pour moi
Moi qui a hérité du sommeil défectueux de ma mère
Et de la mauvaise compréhension du monde de mon père
Moi avec mes surprenants chapeaux
À plumes à perles à dents de requin
Moi qui a besoin de faire un puzzle mille pièces chaque soir pour me remettre de mes émotions de la journée
Moi qui déguste des tartelettes de somnifères en apéro
Moi qui a été élevée par les loups
Moi qui pèse tous les matins ma vie pour voir si elle vaut encore la peine d’être vécue
Moi qui vomit de stress chaque fois que je dois demander quelque part le mot de passe du wifi
Moi qui fait du vélo là-haut sur le volcan pour retrouver ma fierté
Moi qui mord ta cheville et ne te lâche pas. »








Sous le ciel violet, Alina, une auréole de scandale installée autour de sa tête, demande :
« Est-ce qu’on peut dire que quand on danse, nos molécules dansent aussi ? »
Albrecht Dürer, qui porte négligemment un pantalon de velours et un pull-over bordeaux, répond :
« J’ai tendance à dire spontanément que oui,
mais ça dépend de ce qu’on met derrière le mot danse.
Pour moi, la danse est l’expression consciente du mouvement,
un peu comme la poésie,
qui est pour le langage ce que la danse est pour le mouvement.
Ni la danse, ni la poésie n’ont une finalité pratique en elles-mêmes,
ou bien des règles strictes et immuables.
Mais à partir du moment où le mouvement est habité qualitativement par la conscience,
je parlerais bien de danse.
Par contre, je ne sais pas si l’on peut supposer l’existence d’une conscience à propos des molécules qui dansent dans notre corps,
bien qu’elles soient concernées par ce qu’on fait à tout moment.
Les molécules dansent en nous
car elles ont leur mouvement propre
qui est une danse microscopique.
Mais elles réalisent aussi une danse macroscopique
entraînée par le mouvement plus global de notre corps
un peu comme la terre qui tourne autour du soleil
qui tourne autour du trou noir qui est au centre de notre galaxie
qui est elle-même balancée au plein milieu de l’univers
qui est peut-être infini, ou pas.
C’est une question d’échelle.
On a l’impression qu’on est statiques
mais ça tourne de partout
Ça tourne
Ça tourne
Ça tourne
Tout est une danse cosmique et microscopique permanente.
Alors pour répondre à ta question, on peut dire la même chose des molécules
qu’elles tournent et qu’elles dansent en nous
Pendant que toi et moi nous dansons
sous ce ciel violet. »








Albrecht Dürer invite Alina à prendre un verre dans un bar sur rue Chevreul.
Il veut savoir si elle pense qu’on puisse créer une chorégraphie de danse inspirée par le monde subatomique, qui est un monde de rythmes, de mouvements et de changements continuels, et qui n’est, toutefois, ni arbitraire ni chaotique, et se confirme à des modèles très précis et clairs.
Pour une fois, Albrecht a besoin du conseil d’Alina, mais elle est à moitié présente dans la conversation.
« Cet endroit me fait penser à Berlin », dit-elle. « Les gens sont minces et bien habillés, c’est la fin de l’été ! »
Ils paient leurs verres et sortent dans la rue.
Lorsqu’ils se disent au revoir, Alina passe sa main dans ses cheveux, d’un geste nonchalant.
Par erreur elle touche son oreille gauche et la grande perle qu’elle porte tombe par terre.
D’abord elle se tient droite et regarde attentivement toute la superficie du trottoir.
Elle se met après à genoux, puis à quatre pattes, pour qu’à la fin elle serpente sur l’asphalte comme une créature venue d’ailleurs, à la recherche de sa perle.
« Fait chier putain ! » dit-elle.
Juste après elle se reprend en main et déclare :
« Je m’en fous de cette vieillerie de toute façon, au moins il m’en reste une, au revoir ! »
Plus tard dans la journée elle revient la chercher, sur un périmètre un peu plus large encore.
Le lendemain, elle est de nouveau là, en train de chercher. Et le jour d’après, et celui d’après, et à des heures différents, pour guetter les reflets de lumière de sa perle, et qui pourraient trahir sa cachette.
Les mois passent.
Un mardi de décembre, Alina se rend au même endroit sur rue Chevreul, pour continuer ses recherches.
Elle trouve Albrecht en train de chercher aussi, le même regard fixe et fatigué qu’elle.
« T’es trop bête », dit-elle, soulagée quelque part que c’est pour cela qu’ils ne s’était pas vus depuis quelques mois.
« Pas autant que toi », répond Albrecht, moins soulagée qu’elle.
Peu de temps après cette rencontre il y a eu les grands incendies d’Australie, dont toute la presse a parlé pendant quelque temps.








Alina demande à Albrecht Dürer :
« Que dirait mon ancêtre
(celui qui possédait trois cents éléphants)
S’il me voyait comme cela
Pleurant chaque soir
A cause de toi.
Que dirait mon ancêtre
(celui qui régna en roi sénile mais avec une immense sagesse)
S’il savait que je t’ai déjà appelé trente fois aujourd’hui
Sans que tu ne répondes.
Que dirait mon ancêtre
(celle qui a coupé les têtes de tous ses maris et de leurs enfants)
Si elle savait que je t’ai offert ses perles, puis que tu as dissoutes dans du vinaigre, pour boire cette liqueur devant tes invités.
Que dirait mon ancêtre
(celle qui a inventé un nouvel alphabet pour une langue ancienne)
Si elle savait que je t’ai nourri pendant des années
Et que la première fois où j’ai eu faim, tu t’es moqué de moi, et tu m’as appelé “faible”. »








Albrecht Dürer est assis à sa table de travail, entouré de ses fossiles, de ses porte-échantillons, de ses résidus d’acide et de ses pinceaux.
Il dit :
« L’invisible m’entoure et me frôle, et il continue à grandir à mesure que je le dévoile.
Guidé par ma curiosité maladive, aberrante et désorganisée, je dirige mes observations depuis la lunette de mon microscope électronique, qui me transporte dans un monde insoupçonné, où ne se reflète aucune couleur, et où les détails sont inférieurs à la longueur d’onde du visible. »
Albrecht regarde au microscope la jacinthe bleue préhistorique incrustée dans de l’ambre qu’Alina lui a offerte ce matin.
Elle dit :
« J’observe plus ton doigt qui pointe vers la jacinthe que la jacinthe elle-même. Et même quand je la vois, les couleurs que j’en perçois sont celles qui sont rejetées par la matière au lieu d’être absorbées.
Je suis comme les premiers navigateurs sur les océans noirs
Qui, en plus de la cargaison et de l’équipage, embarquaient des géographes, des savants, des dessinateurs, des artisans, des écrivains, des hommes de foi.
Accoutumé à toutes les tornades, y compris celles des sensations nouvelles,
Mon regard sommeille derrière mes pupilles
Pendant que ton œil transporte les flots de lumière extérieure vers les profondeurs de ton cerveau
Et au passage il les transforme en ondes électriques assimilables
Afin de faire germer les images en toi
Puis en moi. »








Alina écoute Albrecht Dürer qui joue à la viole la suite en ré mineur de Sainte-Colombe.
Elle dit à voix très basse, pour ne pas le déranger dans la réalisation de sa mélodie :
« Si je te racontais une nouvelle histoire par semaine, et si je vivais jusqu’à au moins 200 ans, je n’aurais pas assez de temps pour tout te dire.
Car je suis plus que les accidents de mon imbécile parcours biographique
Et moins que les masques successifs que j’ajuste à mon visage avec de la colle gluante, tout au long de la journée.
Je suis plus que cette vulgarité qui entoure mon corps d’un halo de lumière phosphorescente
Et moins que ces pensées absurdes et excessives que j’ai concernant les fortes interactions qui maintiennent ensemble protons et neutrons dans les noyaux atomiques.
A mon réveil, plus fatiguée encore qu’avant le sommeil
Je lave mes mains et mes pieds, comme on faisait dans le village
Pour effacer la salive des mauvais esprits qui, toute la nuit, mordillent délicatement les bouts charnus de mes doigts et de mes orteils.
Quand enfin je suis prête, je transporte ma valise pleine de pierres de monastère en monastère.
Cette logistique infernale me prend beaucoup de temps. »








« Il n’y a rien de plus sinistre qu’un aéroport désert en temps de covid », se dit Alina en attendant patiemment que le temps passe. Elle sirote un café très amer et regarde, à travers les murs en verre, la neige grise qui tombe sur les pistes d’atterrissage.
De l’autre côté du continent, Albrecht Dürer s’est fait piquer par une abeille en plein mois de janvier, pendant qu’il était allongé dans un champ infini de fleurs en tissu, qu’il avait confectionnées à la main, une par une, par amour et nostalgie.

L'Installation Primavera (2021; fleurs textiles) a été exposée à la Chapelle de la Buissière, Rillieux-la-Pape en mars 2021.








« Tu as oublié de me souhaiter bon anniversaire », murmure Albrecht Dürer à l’oreille d’Alina, « et ce n’est pas la première fois ».
« Je n’ai pas oublié, je n’ai pas voulu,
comme je te haïssais ce jour-là,
j’aurais pu t’arracher les yeux et ton beau sourire avec mes dents. »
« Ah, si je m’y attendais », répond Albrecht, qui a toujours été plus beau qu’elle, tout le monde leur disait.
Bouche ouverte, dentition apparente et yeux écarquillés,
Alina intimidait les forces du mal qui sortaient des mondes souterrains pour les attaquer.
Ils étaient comme les athlètes grecs lors des premiers jeux olympiques, des silhouettes noires se détachant sur fond de ciel orageux.
Entièrement nus, sauf leurs armes et leurs instruments de la connaissance,
ils honoraient leurs ancêtres,
elle gagnait, puis lui.
Ils n’ont pas fait mieux depuis.
Le soir ils boivent du champagne et ils mangent des coquilles de Saint Jacques flambées au rhum vieux sur lit de poireaux fondus,
Alina est soûle et impudique,
elle complimente le repas et se ressert en abondance, elle a une faim de cannibale.
« Ce n’est rien, c’est simple », dit l’hôte,
qui porte une ample crinoline à volants, sculptée dans de la pierre.
Dehors, la tempête fait tomber les nids d’oiseaux tropicaux de leurs cachettes
et trouble légèrement la sérénité de leur banquet.








Albrecht Dürer dit à Alina :
« Bienvenue dans le jeu.
Le moment où tu entends parler du jeu, tu participes au jeu. Il n’y a pas de gagnant, tu peux seulement perdre.
Si tu penses au jeu, tu as perdu, et tu dois annoncer à voix haute « je viens de perdre le jeu ».
À ce moment précis tout le monde autour de toi qui connaît le jeu perd aussi, et dois l’annoncer de vive voix.
S’ils ne connaissent pas le jeu, tu dois leur expliquer en quoi il consiste, et ainsi ils intègrent le jeu.
Après avoir pensé au jeu et après avoir annoncé ta défaite, tu as droit à une période de grâce de 30 minutes pour l’oublier, et après ça, le jeu recommence.
La meilleure chose qui puisse t’arriver c’est de vivre de longues périodes de ta vie sans penser au jeu. »
C’est à ce moment-là qu’Alina commença à participer au jeu.








Alina attend le bus sous la grêle de décembre
« Je serais arrivée plus rapidement à pied », se dit-elle avec amertume
Une jeune femme attend à ses cotés en fumant et en hurlant dans son téléphone
Elle est chaussée d’escarpins rouges à talons très hauts et porte un joli manteau
Elle semble très malheureuse et très furieuse et s’en fout qu’Alina entend tout ce qu’elle dit
« Dieu merci y’a pire que moi ce jour de grêle », se dit Alina,
« Dieu merci que je ne sois pas comme elle
Dieu merci que je ne sois pas comme moi-même tous les jours de l’année
Dieu merci que je puisse changer de forme de la manière la plus complexe, mais que rien ne soit perdu définitivement
Dieu merci pour le café au lait que j’ai bu ce matin
Dieu merci pour mon squelette intact
Dieu merci que je ne sois plus celle qui éclate en morceaux de désespoir en public
Dieu merci que je puisse faire apparaître en moi tantôt l’obscurité, tantôt la lumière
Dieu merci que l’éloignement implique le retour
Dieu merci que je puisse faire le grand écart pour impressionner les jeunes
Dieu merci pour mon manque de pudeur
Pour mon manque d’honneur
Pour mon manque de valeur
Dieu merci que je ne sois pas un cadavre que tout désir a abandonné
Dieu merci pour ces traces de morsures sur mes épaules
Dieu merci pour ma voix que je reconnais encore
Dieu merci que mes vêtements de deuil soient devenus ma seconde peau
Dieu merci que je sois en retard sur la vie
Dieu merci que je puisse applaudir avec une seule main
Dieu merci qu’on ne me donne pas tout ce que je demande
Dieu merci pour l’insuffisance de ma naïve conception du monde
Dieu merci que tu sois parti. »








Le visage couvert comme les nomades du désert
Alina traverse la ville en vélo
En écoutant des prières de guerre dans les écouteurs.
Il a plu et les nuages sont vivants, bien vivants.
Alina prend son rôle de muse au sérieux.
Récemment elle a convaincu Albrecht Dürer à quitter son job bien payé d’ingénieur
Pour se mettre à la danse hip-hop dans une école de quartier.
Il en est très heureux
Et c’est l’unique chose qui compte.
Leurs conversations sont plus intéressantes depuis
Encore que ce n’était pas si mal avant non plus.
Alina se sent comme un œuf de Pâques peint roumain
Qu’on a cassé et recollé et cassé et recollé et cassé et recollé
Deux cent mille fois.
Les couches successives de colle ont rendu son corps puissant comme une armure
Bien qu’elle n’en ait pas besoin
Car, en fin de compte, dans ce monde de brutes
Le corps, ça ne sert à rien.
Alina se demande si le monde matériel (une montagne par exemple, ou ce qu’on en perçoit) a une forme d’intelligence. Ou si les marées de l’océan pourraient être considérées comme une forme d’intelligence de l’océan.
La nuit tombe.








Albrecht Dürer rentre à la maison à pied, pendant que la nuit tombe, à travers son quartier sinistre.
Un homme avec beaucoup de pains dans les bras le dépasse en courant, il a l’air inquiet, sa démarche rapide est étrangement élégante, comme une fiction.
Albrecht se dit que la connaissance de la danse ne peut jamais être obtenue par la simple observation, mais seulement par une complète participation de l’être entier.
Il se dit aussi que cette pratique pousse cette notion jusqu’à l’extrême, au point où observateur et observé, sujet et objet, ne sont pas seulement inséparables mais deviennent également indiscernables.
Dans sa pratique de la danse, Albrecht n’est pas satisfait d’une situation analogue à celle de la physique atomique, où l’observateur et ce qui est observé ne peuvent être séparés, mais peuvent cependant être distingués.
Il va beaucoup plus loin et, en état de profonde méditation, il atteint un point où la distinction entre l’observateur et ce qui est observé s’effondre complètement, où sujet et objet fusionnent en un ensemble indifférencié et unifié.
C’est celle-ci sa compréhension ultime de cet art, qu’il pratique dans un état de conscience où l’individualité́ se fond en une unité indifférenciée, où le monde des sens est transcendé et la notion de phénomènes dépassée.








Alina était assise devant les jeux d’échecs géants du Parc des Bastions à Genève.
Un vieux monsieur bien habillé, qui regardait le jeu aussi, s’approcha d’elle et lui dit, d’une voix calme, habituée à donner des ordres, et en pointant vers le polyèdre rouge qu’elle tenait dans ses bras :
« I want to buy the giant ruby! »
« It’s not for sale » répondit Alina, fièrement.
« How much? »
« Not for sale. »
« But I need it. How much for the giant ruby ? »
« Not for sale. »
Le vieux monsieur insista encore quelque temps, après elle s’en alla.
Bien qu’elle s’était promise de ne plus jamais parler à Albrecht, elle l’appela de suite.
« Devine quoi. Un américain voulait m’acheter le polyèdre que tu m’avais offert ! »
« Et tu lui as vendu pour combien ? »
« Je ne lui ai pas vendu, t’es fou ou quoi. C’est la seule chose qui me reste de toi. »
« T’as toujours été mauvaise en affaires. Qu’est ce qu’on va faire de toi ? »
« T’inquiètes pas. Il y aura toujours un repas chaud quelque part pour une fille comme moi. »
« T’es bête », dit Albrecht.
« Comme toujours », répondit Alina.








Alina dit à Albrecht Dürer:
« J’étais une naufragée, et tu m’as sauvée,
et je te remercie. »
Albrecht sourit et dit:
« Je flottais tranquille et j’étais heureux. Tu m’as absorbé dans les profondeurs de l’océan noir. Après ça j’étais un naufragé, et tu m’as sauvé,
et je te remercie. »
Alina sourit et dit:
« Nous flottions tranquilles et nous étions heureux. On a été absorbés dans les profondeurs de l’océan noir. Après ça j’étais une naufragée, et tu m’as sauvée,
et je te remercie. »
Albrecht sourit et dit:
« Je nageais paisible dans les profondeurs de l’océan noir. Je pensais à mes choses, j’étais calme, très calme. Tu m’as absorbé vers ce qu’on appelle de manière erronée « la surface », vers le monde des explosions de lumière, j’étais alarmé. Après ça j’étais un naufragé, et tu m’as sauvé,
et je te remercie. »








Alina et Albrecht Dürer se revoient de nouveau après six mois
A deux heures du matin à l’arrêt de bus
Ils marchent pendant une heure jusqu’à l’appartement d’Albrecht
Car le taxi est tellement cher et aucun d’entre eux n’utilise Uber
Il n’y a personne dans les rues et la ville de nuit est belle comme un gâteau de mariage trop décoré
Ils parlent fort, ils réveillent probablement tout le quartier
Albrecht porte le sac d’Alina et elle a une marionnette dans chaque main
Les marionettes ont les visages peints et des habits en vieille soie
Alina les a achetées pour deux fois rien à côté de la Seine
Elles parlent avec sa voix
Elles disent à Albrecht:
« Regarde, nos corps sont entourés de fantômes,
auxquels on fait ou pas attention
en fonction de l’anatomie de nos regards
et ces deux formes d’existence
une pleine et agissante, l’autre éthérée et passive
sont en échange permanent,
comme deux électrons approchant l’un de l’autre
l’un rejetant
l’autre absorbant! »








Alina pense à Albrecht Dürer et dit à voix haute, en marchant seule dans la rue:
« Mes yeux en diamant voient au plus profond du code génétique des spectres
Qui flottent autour de moi habillés de leurs costumes de cosmonaute, pour essayer de passer inaperçus.
Mes yeux en diamant perçoivent aussi les effluves coloriés de ton odeur,
Tu as dû passer par ici il y à quelques jours. »








Alina arrive chez Albrecht Dürer un mercredi matin
Elle le trouve assis en position du lotus dans son salon entièrement vide
Décoré d’un seul grain de riz placé sur le parquet devant lui
« Tu as oublié que j’existais » se plaint Albrecht, humblement, et sans oser avoir un contact visuel
« Oh pas tellement » se défend Alina
Albrecht regarde fixement le grain de riz,
Sur lequel il a écrit un long texte autobiographique en langue des signes
Au plus profond de son cœur lourd, il se demande si ce texte existe vraiment
Vu qu’Alina ne sait pas qu’il l’a écrit
Et même si elle savait, elle ne le lirait sûrement pas
Car elle est comme ça
Et elle ne changera pas.









Albrecht Dürer traversait à pleine vitesse le plus long tunnel pour vélos d’Europe.
Il s’arrêtait de temps en temps pour vomir d’amour.
« Ce truc est la pire chose qui me soit arrivé de ma vie », se disait-il, agacé et irrationnel comme un philosophe grec face à la mort.
Son sac à dos était lourd de choses inutiles. Il partait définitivement de cette ville menaçante et indifférente, devenue le cimetière de ce qui aurait pu être la plus belle période de sa vie.
Et voilà, après tout ce qu’il avait donné de lui-même, comment cet endroit le récompensait, avec cet amour qui lui était aussi agréable qu’une goutte de citron vert sur une plaie ouverte.
Albrecht était suivi de près par son démon, qui pédalait à travers le tunnel à la même vitesse que lui.








Albrecht Dürer dit :
« Aujourd’hui internet ne marche pas, et rien d’autre ne me fait passer le temps de manière si agréable. Mon génie s’arrête devant la box internet. On dit que le dauphin est l’animal le plus intelligent. Mais si on en mettait un devant ma box, il ne saurait pas se débrouiller mieux que moi. En plus, loin de son monde, il mourrait de nostalgie, et ma box serait la dernière de ses préoccupations ! »
Alina, debout à ses côtés, serrait dans ses bras ce dauphin-fantôme qu’il venait de mentionner. Il était lourd et il remuait désespérément ses nageoires, et Alina avait enlevé son t-shirt pour essayer de le réchauffer. Ses efforts étaient vains et Albrecht trouvait son attitude déplacée, vulgaire même. C’était un spectacle de danse bien triste, qui demandait plus d’attention que ce qu’il ne pouvait offrir.
Il remarqua : « Tu me fais perdre mon temps. »
« On perd tous notre temps, d’une manière ou d’une autre. D’ailleurs, c’est quoi le temps ? »
« Le temps est une illusion qui nous permet d’appréhender une certaine partie de la réalité, et la conséquence de notre appartenance à cette existence physique. Il nous apparaît comme quelque chose de fondamental, qui existe, qu’on ressent. On a des instruments pour le mesurer, on a l’impression que c’est une vérité intrinsèque. On voit les grains qui tombent à une certaine vitesse dans le sablier, on peut en percevoir l’accumulation, et on pense être face à l’écoulement du temps. Mais en fait on est juste face à la gravité, aux grains qui tombent, pourtant on se dit que c’est le temps qui passe. Alors, ça nous paraît bien réel, le temps. »
Le soir venu, ils transportèrent le dauphin vers le fleuve, pour qu’il retrouve son chemin vers la mer.
Pour que ce trajet pénible paraisse moins long, Alina racontait sa vie :
« En fin de compte, j’essaye juste de bâtir quelque chose. Peut-être un château de sable sur la plage, juste avant la marée. Il s’écroulera vite mais les pensées que j’aurais eues, concernant ce château fragile, resteront. Elles ne sont pas toujours légères, certes, mais la lourdeur a ses vertus. Ce dauphin-fantôme est lourd dans mes bras, mais bientôt son agilité le ramènera vers les siens ! »








Albrecht Dürer arriva chez Alina pâle et tremblant.
« Un serpent m’a mordu », expliqua-t-il d’une voix éteinte.
« Bordel de merde j’appelle l’ambulance ! » cria Alina, alarmée car elle avait eu la prémonition de cette scène depuis des semaines.
« Non non, t’inquiètes pas » dit Albrecht, « J’ai serré ma plaie très fort et tout le venin est sorti de mon corps. Maintenant j’ai juste besoin de repos, et d’eau. »
« T’es sûr ? »
« Ah ouais tranquille, ça va aller, ça m’est déjà arrivé plein de fois, lors de mes promenades sur la colline. Ah d’ailleurs j’ai oublié de te dire : le venin de ce serpent avait la couleur de tes yeux. »
Alina se tut pendant quelques instants, puis explosa de rire et dit :
« C’est méga charmant, merci mec. »








Albrecht Dürer prit la main d’Alina et lui caressa longuement la paume ouverte.
Alina profitait pleinement de ce contact humain calme et bienveillant, elle en avait besoin.
À côté d’elle, Albrecht sentait la transpiration, le miel, la lave et le tabac.
Bête de bonheur, Alina ferma les yeux et déposa le poids de son corps dans le canapé. Elle se sentait prête à prononcer quelques-unes de ces paroles approximatives qu’on ne peut que regretter plus tard.
Tout d’un coup, une douleur aiguë la fit sursauter. Ses pupilles, dilatées par la surprise, accueillirent de plein fouet la lumière blanche et artificielle du plafonnier.
Albrecht venait de lui pincer la pulpe charnue de l’index avec une aiguille fine. Il la fixait sans pitié, et ne cachait ni son arme, ni sa haine.
Alina sentit une sueur froide mouiller ses aisselles. Sa bouche était sèche, son estomac serré.
Comme d’habitude dans sa vie (car ce n’était pas la première fois qu’on lui faisait subir une forme de cruauté) elle se disait qu’elle avait sûrement dû dire quelque chose, faire quelque chose, pour mériter ce châtiment. Elle se disait aussi que sa réaction était très féminine, et elle en avait honte.
La blessure qu’Albrecht venait de lui infliger était bien perverse. Comment appeler la police pour si peu de chose, pour une piqure d’aiguille, pour à peine une goutte de sang.
Pourtant la douleur était aussi incisive qu’une coupure profonde dans sa chair.
Alina glissa son doigt blessé sur une lame d’échantillonnage en verre, pour observer son sang au microscope électronique.
Elle voulait savoir si sa douleur avait changé en quelque sorte la consistence cellulaire de son corps. Si ce sang était plus noble et plus épais que le sang qui coule suite à une blessure quelconque.
Elle passa le reste de l’après-midi devant le microscope.








Alina dit à Albrecht Dürer qu’elle est juste un bateau ancré dans le brouillard.
Que son destin n’a pas de but précis, que juste exister en tant que matière vivante lui est suffisant.
Que l’idée même de “but précis” lui est quelque part vague et incohérente.
Qu’elle est une sportive de haut niveau, mais une sportive sans sport déterminé.
Une artiste sans technique précise.
Que, de la même manière, elle ne peut pas se nommer danseuse car, bien qu’elle possède l’état physique demandé par cette pratique, elle n’a pas les synapses neuronales nécessaires pour réaliser certains mouvements qui lui permettraient de se définir ainsi.
Alina dit qu’elle ne fait pas et n’a jamais fait de la danse, son intention n’étant pas de faire avancer cette pratique, ni d’en honorer l’héritage.
Que la chose qu’elle veut faire, immense en elle-même, c’est de raconter des histoires.
Que, pour raconter ces histoires, elle emploie plein de moyens différents, avec plus ou moins de virtuosité.
Que les catastrophes qui affligent son orageuse vie ne l’intéressent pas plus que ça, bien qu’elle n’arrête pas d’en parler.
Que l’unique chose qui l’inspire c’est les volcans, et rien d’autre.








Alina est riche
Elle est super mega riche
Elle est immensément riche
« Qu’est-ce que c’est bien d’être riche comme ça », se dit-elle, « on est à l’abri de tout problème »
Elle a rempli ses poches, sa culotte et son soutien-gorge de pièces de monnaie en chocolat
Alina en est fière car elle a réussi à ne pas en manger une seule
Elle les économise pour plus tard, elle se sent en confiance
Rien ne peut lui arriver
Rien ne peut la toucher
Elle est invincible avec son armure dorée de pièces de monnaie en chocolat
Elle regarde Albrecht Dürer avec ce regard qu’il aime tellement
Ce regard cruel et intransigeant, qui laisse des traces rouges sur la peau des gens
Ce regard vénéneux et farouche, qui ouvre les portes des châteaux
Ce regard fatigué et stupide, qui fait tomber du ciel les hélicoptères de l’armée
Mais depuis des jours Albrecht ne fait plus rien d’autre que des fleurs en tissu
Il les confectionne à la main, une par une, il s’est coupé les doigts plein de fois avec ses petits ciseaux
Il y a des taches de sang de partout
« Mon dieu comme cet endroit est devenu sinistre, avec toutes ces fleurs et tout ce sang », se plaint Alina
« Comment tu peux traîner à ce point
N’es-tu pas dégoûté de toi-même et de ta paresse ?
Ça ne sert à rien ce que tu fais, à absolument rien, sauf à nous faire perdre du temps
D’ailleurs, le jeu qu’on avait inventé, toi et moi
Ce jeu qui nous amusait à la folie
Ce jeu qui faisait peur aux autres
Ce jeu est maintenant fini.
Par contre, mon jeu,
Ce jeu que je joue toute seule depuis toujours
Depuis mille ans environ
Ce petit jeu, je l’ai élevé au niveau supérieur.
Adieu. »

L'Installation Primavera (2021; fleurs textiles) a été exposée à la Chapelle de la Buissière, Rillieux-la-Pape en mars 2021.



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